Fable de la sirène et des ivrognes
Fable de la sirène et des ivrognes
Tous ces messieurs étaient là-bas
Lorsqu'elle entra complètement nue
Ils avaient bu et commencèrent à lui cracher dessus
Elle ne comprenait rien, elle sortait à peine du fleuve
C'était une sirène qui s'était égarée
Les insultes couraient sur sa chair lisse
L'immondice couvrait ses seins d'or
Elle ne savait pas pleurer c'est pourquoi elle ne pleurait pas
Elle ne savait pas s'habiller c'est pourquoi elle ne s'habillait pas
Ils la tatouèrent avec des cigarettes et des bouchons brûlés
Et ils riaient jusqu'à tomber sur le sol de la taverne
Elle ne parlait pas car elle ne savait pas parler
Ses yeux étaient couleur d'amour lointain
Ses bras bâtis de topazes jumeaux
Ses lèvres se coupèrent dans la lumière du corail
Et tout à coup elle sortit par cette porte
À peine entra t-elle dans le fleuve qu'elle fut propre
Elle resplendit comme une pierre blanche dans la pluie
Et sans se retourner elle nagea à nouveau
Elle nagea vers jamais plus vers la mort.
Une chanson désespérée
une chanson désespérée
Pour que tu m'entendes
mes mots parfois s'amenuisent
comme la trace des mouettes sur la plage.
Collier, grelot ivre
pour le raisin de tes mains douces.
Mes mots je les regarde et je les vois lointains.
Ils sont à toi bien plus qu'à moi.
Sur ma vieille douleur ils grimpent comme un lierre.
Ils grimpent sur les murs humides.
Et de ce jeu sanglant tu es seule coupable.
Ils sont en train de fuir de mon repaire obscur.
Et toi tu emplis tout, par toi tout est empli.
Ce sont eux qui ont peuplé le vide où tu t'installes,
ma tristesse est à eux plus qu'à toi familière.
Ils diront donc ici ce que je veux te dire,
et entends-les comme je veux que tu m'entendes.
Habituel, un vent angoissé les traîne encore
et parfois l'ouragan des songes les renverse.
Tu entends d'autres voix dans ma voix de douleur.
Pleurs de lèvres anciennes, sang de vieilles suppliques.
Ma compagne, aime-moi. Demeure là. Suis-moi.
Ma compagne, suis-moi, sur la vague d'angoisse.
Pourtant mes mots prennent couleur de ton amour.
Et toi tu emplis tout, par toi tout est empli.
Je fais de tous ces mots un collier infini
pour ta main blanche et douce ainsi que les raisins
Presque en dehors du ciel
Presque en dehors du ciel, ancre entre deux montagnes,
le croissant de la lune.
Tournante, errante nuit, terrassière des yeux,
pour compter les étoiles dans la mare, en morceaux.
Elle est la croix de deuil entre mes sourcils, elle fuit.
Forge de métaux bleus, nuits de lutte cachée,
tourne mon coeur, et c'est un volant fou.
Fille venue de loin, apportée de si loin,
son regard est parfois un éclair sous le ciel.
Incessante complainte et tempête tourbillonnant dans sa furie,
au-dessus de mon coeur passe sans t'arrêter.
Détruis, disperse, emporte, ô vent des sépultures, ta racine assoupie.
De l'autre côté d'elle arrache les grands arbres.
Mais toi, épi, question de fumée, fille claire.
La fille née du vent et des feuilles illuminées.
Par-delà les montagnes nocturnes, lis blanc de l'incendie
ah! je ne peux rien dire! De toute chose elle était faite.
Couteau de l'anxiété qui partagea mon coeur
c'est l'heure de cheminer, sur un chemin sans son sourire.
Tempête, fossoyeur des cloches, trouble et nouvel essor de la tourmente,
Pourquoi la toucher, pourquoi l'attrister maintenant.
Ah! suivre le chemin qui s'éloigne de tout,
que ne fermeront pas la mort, l'hiver, l'angoisse
avec leurs yeux ouverts au coeur de la rosée
Pablo Neruda
Sonnet 89
A ma mort tu mettras tes deux mains sur mes yeux,
Et que le blé des mains aimées, que leur lumière
Encore un coup sur moi étendent leur fraîcheur,
Pour sentir la douceur qui changea mon destin.
A t’attendre endormi, moi je veux que tu vives,
Et que ton oreille entende toujours le vent;
Que tu sentes le parfum aimé de la mer,
Et marches toujours sur le sable où nous marchâmes.
Ce que j’aime, je veux qu’il continue à vivre,
Toi que j’aimais, que je chantais par dessus tout,
Pour cela, ma fleurie, continue à fleurir,
Pour atteindre ce que mon amour t’ordonna,
Pour que sur tes cheveux se promène mon ombre,
Et pour que soit connue la raison de mon chant.
Pablo Neruda (1904-1973)
Sonnet 89, La Centaine d'amour
Poète, écrivain, diplomate, homme politique et penseur chilien, il est considéré comme l'un des quatre grand de la poésie chilienne.
Rire-poème-
Tu peux m'ôter le pain,
m'ôter l'air, si tu veux ;
ne m'ôte pas ton rire;
Ne m'ôte pas la rose,
le fer que tu égrènes
ni l'eau qui brusquement
éclate dans ta joie
ni la bague d'argent
qui déferle de toi.
De ma lutte si dure
je rentre les yeux las
quelquefois d'avoir vu
la terre qui ne change
mais, dès le seuil, ton rire
monte au ciel, me cherchant
et ouvrant pour moi toutes
les portes de la vie.
A l'heure la plus sombre
égrène, mon amour,
ton rire, et si tu vois
mon sang tâcher soudain
les pierres de la rue,
ris : aussitôt ton rire
se fera pour mes mains
fraîche lame d'épée.
Dans l'automne marin
fais que ton rire dresse
sa cascade d'écume
et au printemps, amour,
que ton rire soit comme
la fleur que j'attendais,
la fleur guède, la rose
de mon pays sonore.
Moque-toi de la nuit,
du jour et de la lune,
moque-toi de ces rues
divagantes de l'île,
moque-toi de cet homme
amoureux maladroit,
mais lorsque j'ouvre, moi,
les yeux ou les referme,
lorsque mes pas s'en vont,
lorsque mes pas s'en viennent,
refuse-moi le pain,
l'air, l'aube, le printemps,
mais ton rire jamais
car alors j'en mourrais
Pablo NERUDA
Les vers du Capitaine
(1904 - 1973)